Entretien avec Catherine Verlaguet, artiste complice

L’autrice Catherine Verlaguet aime aborder des sujets délicats avec humour, poésie et humanité. Artiste complice de La Filature, Scène nationale depuis 2020, elle nous propose cette saison de partager Les Abîmés, un triptyque théâtral mis en scène par Bénédicte Guichardon, pour aborder la question de la construction de soi.

Avant d’arriver à La Filature, est-ce que vous connaissiez déjà ce territoire ? 

Oui et non. Mulhouse et l’Alsace en soi non. Mais je suis franco-allemande, la culture germanique est ma culture maternelle… Et quand je suis arrivée à Mulhouse pour la première fois, j’ai découvert une ville où je me suis sentie chez moi. 


Est-ce que vous vous définissez comme une autrice jeune public ? 

Je ne me définis pas comme une « autrice jeune public » dans les thématiques que j’aborde, mais dans la façon dont elles sont abordées. C’est un fait, j’écris essentiellement pour le jeune public, de fait, mais cela ne suffit pas à me définir. J’ajouterais que je cherche toujours la lumière, les solutions plutôt que l’analyse froide d’une situation qui serait établie et figée. Cette manière de voir, de prendre la vie, de partir du principe que la façon dont on vit les événements est le plus important caractérise mon écriture et en fait certainement une approche propice au jeune public. On peut tout aborder avec eux·elles. Plus on descend en âge, plus il faut penser au vocabulaire, mais il ne s’agit pas de l’appauvrir : j’aime que la langue soit ambitieuse. 


Vous avez aussi travaillé avec des personnes éloignées de la culture, par exemple pour le projet Elle était une fois… 

Dans ce partenariat, Benoît André, directeur de La Filature, m’a fait savoir son désir de développer des liens forts entre la Scène nationale et le territoire. Nous avons ainsi imaginé ce projet d’envergure, Elle était une fois, qui a donné naissance à dix contes fantastiques et urbains, nés d’interviews menées auprès de femmes issues de l’immigration qui ont choisi de vivre à Mulhouse. Elle était une fois, c’est Mulhouse racontée à travers leurs anecdotes à elles. Des conteur·euses amateur·rices ont ensuite repris les textes pour des lectures à La Filature, mais aussi dans le cadre d’une balade contée à vélo dans la ville. 


Pour vous, qu’est-ce qu’être « artiste complice » ? 

Ce titre d’« artiste complice » m’a toujours beaucoup plu. Pour moi, ça veut dire qu’il y a une écoute particulière, des envies et des endroits de recherche… D’un côté, il y a La Filature, en tant que structure, qui a ses souhaits de projets sur le territoire – il est intéressant qu’une structure ne soit pas qu’un lieu de diffusion mais aussi un lieu de  réflexion sur le territoire dans lequel elle s’inscrit ! De l’autre côté, moi, artiste, autrice, j’ai aussi mes envies de création, indépendamment des commandes que peuvent me faire les metteur·euses en scène. Et puis… je suis un peu têtue et ça me tient à cœur, aussi, d’écrire des projets personnels… 


… comme Les Abîmés* ? 

Ça faisait longtemps que je voulais m’emparer de cette thématique où l’humanité est en quête de résilience : foyers d’accueil, foyers sociaux, prisons… J’ai une écoute particulière pour ces populations qui sont passées par des traumas qui les obligent, un peu plus tôt que prévu dans leur vie, à décider par elles-mêmes de ce qu’elles veulent ou peuvent être. Les Abîmés, au départ, c’est une commande de pièce courte, émanant du Grand Bleu à Lille, en partenariat avec un foyer d’accueil, sur la thématique « C’est quoi demain ? ». Pour moi, Les Abîmés parle de la construction de soi : comment on se construit quand on est héritier·ère d’une histoire qui n’est pas facile ? 


Et vous en avez fait une trilogie… 

J’avais beaucoup trop de choses à dire pour écrire une pièce de trente minutes. Ce projet personnel me tenait à cœur, je le portais depuis plusieurs années. Il verra le jour cet été à Avignon dans sa forme tout-terrain : en effet, chacun des trois épisodes des Abîmés est présenté indépendamment in situ, dans des classes, notamment, mais pas que. Et puis, il y aura la création d’une forme globale, conçue cette fois pour un plateau de théâtre, portée par La Filature, Scène nationale et présentée dans le cadre du Festival Momix 2025. 


Qu’apporte le théâtre, selon vous, dans les classes ? 

Je vais dans les établissements scolaires depuis quinze ans et, ces dernières années, je sens la fatigue et la détresse des équipes éducatives, les difficultés, au niveau social, dans les rapports à l’autre, dans l’expression… Il me semble que l’Éducation Nationale, l’institution, ne se repose pas assez sur les projets de théâtre ou d’écriture au plateau. Parce que le théâtre, c’est quoi ? C’est un apprentissage de l’oralité, du rapport à l’autre et du rapport à l’espace. Ce sont des valeurs nécessaires quel que soit le parcours de ces jeunes plus tard. Construire des projets théâtraux pourrait être, selon moi, une solution pour créer de la cohésion et permettre d’aborder par exemple l’improvisation, l’argumentation, l’expression. C’est un véritable outil précieux au collège notamment. Il y a toute une littérature de théâtre contemporain mais trop méconnue. Or elle est facile à lire, ludique, ce sont des textes qui se disent à plusieurs voix, des thématiques qui nous concernent et parlent du monde d’aujourd’hui…


* Les Abîmés, à découvrir les ve. 31 janv. et sa. 1er fév. à La Filature


Propos recueillis par Julie Friedrichs en avril 2024