Entretien avec le Munstrum Théâtre, artistes complices
Artistes complices de La Filature, Scène nationale depuis 2017, Louis Arene et Lionel Lingelser ont créé la compagnie du Munstrum Théâtre, installée à Mulhouse, en 2012, année à partir de laquelle La Filature a choisi de l’accompagner dans son développement. Natif d’Illfurth, Lionel Lingelser marque ainsi son attachement pour la région où il a grandi avant de s’engager dans la vie de comédien. L’ensemble des spectacles créés depuis 2012 ont ainsi vu le jour à Mulhouse comme c’est le cas de 40° sous zéro, d’après Copi, qui vient d’être distingué des Molières du Théâtre public et de la Mise en scène dans un spectacle de Théâtre public en 2024. La saison 24/25 sera l’occasion pour eux d’investir pour la première fois la grande scène de La Filature !
Que représente pour vous la notion d’« artistes complices » ? Quel lien particulier vous lie à La Filature, Scène nationale de Mulhouse ?
La collaboration au long cours avec La Filature, Scène nationale a permis au Munstrum Théâtre de déployer son univers esthétique et de créer un lien très fort avec le public et les territoires alsaciens. Depuis nos premières résidences qui furent surtout des laboratoires, des expérimentations, jusqu’aux grandes formes que nous proposons aujourd’hui, ce port d’attache qu’est La Filature, Scène nationale nous a accompagnés dans notre recherche et permis d’affirmer notre geste esthétique. C’est une aventure humaine qui se construit à partir de la relation de confiance que nous entretenons avec les équipes du Théâtre et qui trouve son sens dans la rencontre avec le public. Les spectacles et propositions aux formes diverses que nous avons inventés au fil des ans ont rencontré de multiples publics. Le spectacle Les Possédés d’Illfurth a par exemple sillonné les villages autour de Mulhouse grâce au dispositif La Filature Nomade, et Clownstrum nous a ouvert à un autre public, notamment celui des enfants. Depuis 2012, avec La Filature, Scène nationale, la compagnie n’a eu de cesse d’intervenir et de partager, transmettre ses techniques, notamment celle du masque par le biais pédagogiques à destination de scolaires et d’amateur·rices, de conférences pour des étudiant·es, de rencontres... Les deux ateliers à la prison de Mulhouse en2018 et 2019 qui ont donné lieu à un spectacle puis un film avec les détenus ont également été des moments très forts.
Pourquoi monter Makbeth* ?
Tout comme Makbeth, les Hommes massacrent encore des enfants au nom de la paix et sous le vernis de notre civilisation éclairée, la barbarie gronde. Comment ne pas reconnaître dans l’ensauvagement des conflits mondiaux actuels l’escalade meurtrière du héros shakespearien ? Inlassablement, regarder la violence en face, l’enfer que l’humanité s’est créé pour elle-même. Essayer d’interpréter les schémas qui nous plongent dans le malheur pour tenter d’endiguer leur répétition cyclique. À l’échelle de l’histoire de l’humanité mais aussi à celle de notre quotidien, dans nos relations aux autres et à la réalité. Car au-delà de la fable politique ce sont aussi nos ténèbres individuelles que la pièce nous incite à contempler. Notre rapport au pouvoir, à l’ambition et à la domination. La pièce met en scène le chaos créé par nos fantasmes, quand nous perdons notre vie en tentant de la gagner, quand l’illusion du gain camoufle le risque de la perte de ce que nous avons déjà. Au Munstrum, notre quête est celle de la Joie. Mais alors pourquoi plonger dans cet enfer et s’attaquer à la pièce la plus sombre de Shakespeare ? Peut-être parce que, comme il nous l’apprend, les ténèbres sont pétries de lumière et sans malheur, pas de véritable Joie. L’un est la condition de l’autre. C’est en embrassant les ténèbres, en les traversant que l’on donne à notre Joie sa valeur véritable. Car justement interprétés, nos malheurs deviennent la matière de notre délivrance. Ainsi, notre nécessité implacable à jouer et à rire dévorera la noirceur de la pièce pour embrasser les tourbillons cosmiques. Nous montons Makbeth car nous croyons en la puissance de délivrance du théâtre. Pour nous, le plateau de théâtre est un lieu sacré qui permet l’empathie, la transformation, la métamorphose. L’alchimiste transforme le plomb en or. Par la catharsis, le théâtre transforme nos malheurs en les pétrissant, il les fait changer de nature et ils deviennent le prologue de nos bonheurs futurs.
Comment avez-vous procédé pour adapter ce chef-d’oeuvre de Shakespeare ?
Les grandes oeuvres perdurent car elles portent en elles des contrées toujours inexplorées et présentent un miroir sans cesse changeant aux époques qu’elles traversent. En vue de la mise en scène et d’en produire une transposition sur un plateau de théâtre, on est en droit de jouer avec les attentes des spectateur·rices mais aussi de se positionner face à certains archaïsmes ou une dramaturgie qui parfois entrent en confrontation avec les préoccupations de notre temps, nos réalités sociales ou notre rapport à la religion, au genre, au pouvoir. Tout en se gardant d’une trop grande simplification du texte ou d’un appauvrissement sémantique maladroit, c’est la tâche que nous nous sommes donnée pour composer notre Makbeth. Nous n’abordons pas la pièce comme un monument intouchable mais comme une matière à malaxer dont les sens et les images demandent à être confrontés au temps présent. Le théâtre se nourrit du passé mais avant tout pour témoigner de notre époque. La réécriture est pour nous nécessaire et même salutaire afin que le poème shakespearien, du moins son essence, continue de nous percuter tout en ouvrant des voies inattendues.
Pour finir : pourquoi Makbeth avec un « k » ?
Le « k » apporte un saisissement graphique qui attire l’œil. Cette incongruité permet d’indiquer un subtil décalage par rapport à l’œuvre originelle. Tout comme le Macbett de Ionesco, la graphie accidentée renouvelle notre curiosité vis-à-vis de ce personnage que l’on croit connaître. Le préfixe « Mac » (signifiant « fils de ») est très souvent utilisé dans les noms de famille d’origine irlandaise ou écossaise. Pour nous Français·es, il est devenu assez familier et fait d’emblée référence à un imaginaire anglo-saxon très marqué. Même si la sonorité reste la même, à la lecture, cette modification brouille les pistes géographiques et historiques et contribue à inscrire le spectacle dans un temps et un espace indéfinis. Mais cette infidélité n’est qu’apparente car c’est en réalité un retour aux origines : dans Les Chroniques d’Holinshed publiées en 1577, dont Shakespeare s’inspire pour composer sa pièce, les patronymes composés du préfixe « Mac » s’écrivent avec un « k » selon l’orthographe du vieil anglais. La parenté kafkaïenne que ce « k » appose au spectacle est également un clin d’oeil à cet immense poète qui inspire souvent nos créations…
* Makbeth, à découvrir les je. 22 et ve. 23 mai à La Filature
Propos recueillis par Julie Friedrichs en mai 2024