Nouvel artiste complice de La Filature, Scène nationale de Mulhouse à partir de cette saison 24/25, Sylvain Groud est le directeur du Ballet du Nord, CCN Roubaix Hauts-de-France depuis 2018. Après une carrière artistique qu’il a commencée en tant qu’interprète auprès de Gigi Caciuleanu puis d’Angelin Preljocaj, son travail de création s’épanouit dans la relation entre musique et danse, dans des pièces aux formes multiples, du grand plateau aux formats in situ. Reflet d’une approche à la fois engagée et profondément généreuse de la place de l’artiste dans la société, il a baptisé son projet pour Roubaix « CCN & Vous ! ».

De quoi ce titre, « CCN & Vous ! », qui donne du corps à votre démarche, est-il le symbole ? 

Ma démarche est humaniste. Vingt ans de travail en compagnie m’ont appris à développer mes projets dans une permanente recontextualisation au sein d’un territoire et l’adaptation aux réalités de ce territoire. Cette approche s’incarne dans un « protocole de la rencontre » que je mène depuis toujours : commencer par offrir quelque chose, accueillir la réaction qui donne l’occasion de se connaître davantage pour finalement se mettre à l’écoute de l’envie de faire quelque chose ensemble. 


Avez-vous l’ambition d’exporter cette envie à Mulhouse ? 

Tout à fait ! Je me sens aligné lorsque mon aventure artistique est permise par un détour par l’autre. J’ai rencontré Benoît André il y a de nombreuses années en Normandie. Depuis son arrivée à Mulhouse, nous avons déjà porté ensemble le projet Music for 18 musicians, une pièce participative en format XXL. En juin 2023 à La Filature, en partenariat avec le Theater Freiburg, le Theater Basel et l’Orchestre symphonique de Mulhouse, le projet mobilisait cent-cinquante amateur·rices ! Il était évident d’utiliser cet outil de médiation pour faire se rencontrer des gens d’origines diverses. Nous avons ainsi généré de très beaux moments : passer d’un pays à l’autre, pour « enjoyer », faire se soulever des foules, avec une musique minimaliste entre art contemporain et danse. À l’issue de toute cette aventure, la confiance mutuelle nous permettait d’accueillir l’évidence ! Lorsque Benoît André m’a proposé de rencontrer l’équipe, que j’ai appréhendé le rapport au territoire, le rapport aux amateur·rices… il y avait quelque chose de fluide, de naturel. Quand on se sent bien, on se sent bien ! 


Quelle pourrait-être votre définition de l’« artiste complice » ? 

Dans cette notion, comme dans le « protocole de la rencontre », il y a pour moi le fait que la réciprocité est absolue. Remarquer que l’équipe fait confiance à ma sensation, à mon expertise. Être en état de création en permanence. Réfléchir chaque événement auquel je pourrais être invité. Voir comment une pièce de mon répertoire s’adapte totalement à ce territoire et à la philosophie de ce lieu… La complicité est là. Et avec le public aussi : il est important de pouvoir se dire mutuellement « faites-moi confiance ». C’est quelque chose que Benoît André et ses équipes travaillent. Je trouve magnifique que ça se fasse dans ces lieux-là. 


Qu’est-ce qui a été au coeur des discussions à ce moment-là ? 

J’ai raconté à l’équipe ce que je faisais depuis avril 2018 à Roubaix, et avant à Saint-Quentinen- Yvelines, à Montbéliard, à Sénart… En découvrant un territoire, comme un terrain de jeu, ses questionnements, ses habitant·es, les logiques de partenariats, le tissu associatif… J’adore utiliser les pièces chorégraphiques que j’ai pu créer avec un argument sincère, parfois esthétique, social, parfois politique, pour offrir à un territoire la capacité de ces oeuvres à s’adapter, se réinventer, se recontextualiser. La danse, et le bal en particulier, est un formidable outil de démocratie culturelle, permettant un échange de savoir-faire et de savoir-être, un moyen de faire se rencontrer des gens qui n’auraient pas forcément eu l’occasion de participer à une aventure artistique, de faire le pas de côté pour se re-verticaliser un peu plus.


Et comment cela se passe ? 

De la manière la plus empirique qui soit, c’est-à-dire par la pratique, l’expérience, le contact, la relation. Il y a la confiance donnée à la viralité, à ces actes fédérateurs autour desquels les êtres humains ont tendance à se rassembler pour vivre en communion la joie, la tristesse, fêter quelque chose… Ma prochaine création, Le Banquet des merveilles *, est un questionnement collectif sur la capacité d’émerveillement du théâtre (en tant qu’agora). La question est : de quoi peut-on désirer s’émerveiller ? C’est comme une résistance responsable, consciente, par rapport à la noirceur de notre monde, au manque d’optimisme, à l’angoisse… Comment l’aventure artistique peut-elle encore revêtir à un endroit l’espoir, l’utopie – mais définitivement débarrassés de naïveté… C’est de l’hyperconscience. Je sais l’impact d’un artiste dans une unité de soins d’un CHU, d’un·e danseur·euse dans un EHPAD, dans une école… L’artiste a cette fonction de dénoncer, d’ouvrir les yeux et d’assumer sa vision du monde. 


Le Banquet des merveilles va être un moment de partage… 

J’aspire à fabriquer ce moment de bonheur, de délicatesse, de joie. Depuis plusieurs années, je rencontre ces personnes que l’on nomme « invisibles », les vulnérables, socialement isolées, qui s’invisibilisent ou que la société invisibilise. J’inclus aussi ceux·celles à qui l’on ne peut même pas donner une identité, ceux·celles qui meurent sans nom… J’ai envie que le spectacle ne soit pas moins courageux que ces personnes ! Le bal est un argument, un alibi, pour leur permettre de prendre une place. À Mulhouse, nous avons déjà commencé, à l’invitation de Bruno Bouché et du CCN·Ballet de l’Opéra national du Rhin, lors d’un stage à l’extérieur, à accueillir des personnes dites « migrantes ». La danse, qui tend vers un aboutissement esthétique, a repris là sa valeur fondamentale d’aller vers l’autre et on s’est retrouvé à danser ensemble. Je souhaite vivre ce moment où l’on se dit « on aurait été juste fous·folles de ne pas mettre à contribution ce public-là ! » Pour questionner l’harmonie, pour la retrouver, je vais avoir besoin d’eux·elles et c’est ensemble que nous allons terminer la pièce avec un banquet des merveilles, un moment de liesse !


* Le Banquet des merveilles, à découvrir ma. 6 mai à La Filature


Propos recueillis par Julie Friedrichs en avril 2024